En mai, les russ sont lâchés

A quelques jours du 17 mai, jour de la fête nationale norvégienne, les russ s’apprêtent à déferler dans les rues. Ces russ là ne viennent pas de Moscou ni de Saint-Pétersbourg, mais bien de Norvège. Ce sont en réalité des lycéens norvégiens qui profitent du Jour de la Constitution pour célébrer leur dernière année de scolarité. Ils ont donc entre 17 et 18 ans et fêtent leur sortie prochaine du lycée (appelé videregående skole en norvégien) avant leur entrée à l’université, dans une école supérieure ou bien directement dans la vie professionnelle. Généralement habillés de rouge ou de bleu, ils égayent à leur façon les célébrations du 17-Mai en défilant dans la joie et la bonne humeur. Chaque année, on estime leur nombre à environ 42 000.

Les origines des russ remontent à très longtemps, puisque l’écrivain dano-norvégien Ludvig Holberg les décrivaient déjà dans sa comédie Erasmus Montanus en 1722. A cette époque, la seule université dans laquelle les jeunes norvégiens pouvaient étudier se situait à Copenhague, au Danemark. La Norvège étant encore une province danoise, ce choix n’en était que plus logique.

Pour rentrer à l’université, les étudiants devaient passer un examen d’entrée, lequel portait le nom latin d’examen artium. Une fois l’épreuve passée et en attendant les résultats, les prétendants étudiants se faisaient attacher une corne à leur front, ce qui leur valait les railleries des étudiants plus âgés. A la délibération des résultats, appelée examen depositionis, on leur retirait leur corne s’ils étaient admis. Ce geste avait pour symbolique de leur enlever leur animalité et prouver leur intelligence. Ils devenaient alors de réels étudiants. Cette cérémonie était nommée cornua depositurus, ce qui signifie « déposer les cornes » en latin, et la dernière syllabe allait bientôt donner son nom aux russ.

S’il existe des formes équivalentes au Danemark, en Suède et en Finlande, la forme actuelle du « russefeiring » (la fête des russ) date en Norvège du 17 mai 1905, soit l’année de l’indépendance du pays. Les lycéens des écoles d’Oslo se contentaient alors de porter une casquette à visière rouge, laquelle ressemblait un peu à une casquette de marin. En 1916, ce sont les écoliers d’un lycée professionnel d’Oslo, spécialisé dans l’économie, qui se sont pour la première fois démarqués en arborant une casquette bleue. D’où la différence de couleur entre les filières générale et professionnelle qui s’est depuis maintenue.

Aujourd’hui, les russ préparent les festivités dès le milieu du mois d’avril en attendant le jour J. Elles ne sont pas organisées par les écoles, mais par les lycéens eux-mêmes, en toute autonomie. Il existe d’ailleurs une sorte de fédération, appelée Russens Hovedstyre, qui régit les événements du « russetid » (le temps des russ) pour tout le pays. Concernant les activités, certaines peuvent même débuter à partir de l’automne précédent, voire un à deux ans à l’avance pour les « russebuss ». En général de vieux bus, les « russebuss » sont repeints en rouge ou en bleu, mais aussi décorés de motifs parfois impressionnants de détails et de réalisme. Ils sont ensuite dotés de projecteurs lumineux et d’enceintes et servent de points de ralliement pour faire la fête entre lycéens. De plus, ils reçoivent tous un nom et peuvent avoir la chance d’accueillir de jeunes artistes reconnus pour des concerts privés. Enfin, ils participent également à l’élection du meilleur bus de l’année.

Les russ ont également un code vestimentaire à respecter (russedrakt), très différent du costume traditionnel norvégien. Il consiste en une combinaison ou une salopette, cette dernière ayant souvent sa partie supérieure repliée, de façon à faire apparaître le drapeau national dessiné à l’intérieur. Dans ce cas, les russ portent en haut un sweat noir, gris ou blanc, flocké à l’occasion. Puis ils y collent des lettres blanches pour faire passer des messages humoristiques ou être identifié par un nom ou un surnom. Ils n’hésitent pas non plus à rajouter des logos ou des symboles divers et variés. Sans oublier la fameuse casquette (russelue), à laquelle est accrochée une cocarde aux couleurs de la Norvège.

Quant aux couleurs, elles déterminent la filière d’où sont issus les russ. Les russ rouges (rødruss) sont des lycéens de l’enseignement général, soit les plus nombreux. Les russ bleus (blåruss) sont ceux de l’enseignement technique, spécialisé dans les matières économiques. Les russ noirs (svartruss) sont ceux de l’enseignement technique, spécialisé dans les métiers manuels comme l’électronique, le bâtiment et l’artisanat. Enfin, les russ verts (grønnruss) sont ceux de l’enseignement technique, spécialisé dans l’agriculture. Quant aux russ dorés (gullruss), il s’agit de membres du Russens Hovedstyre ou de présidents des différents groupes de russ, école par école, qu’importe leur filière. Ils possèdent une carte de russ dorée (russekort) ainsi qu’une veste dorée.

La carte de russ est un autre élément indissociable de la culture russ. Un peu comme une parodie de carte d’identité, elle présente la couleur de russ de son propriétaire, le nom de l’établissement scolaire, l’année de scolarité, une photo d’identité parfois loufoque, une adresse et un numéro de téléphone généralement fantaisistes ainsi qu’une citation souvent humoristique. Même le nom du titulaire de la carte peut être faux, remplacé par un surnom quelquefois absurde. A la fin, elle devient un souvenir de ce moment mémorable de la vie des Norvégiens.

Un autre aspect des festivités réside dans les « russeknuter ». Ce sont des défis, souvent cocasses et prédéfinis par le Russens Hovedstyre, que les lycéens doivent accomplir. A chaque défi réussi, ils reçoivent un petit objet en rapport avec le défi, qu’ils attachent ensuite à un fil, lui-même fixé à la casquette. Un logo, un bouchon de bouteille, un bout d’emballage ou une photo peuvent alors être des récompenses à exhiber. Par exemple, commander un menu au drive d’un fast-food avec un caddie de supermarché mérite un jouet Happy Meal. Ainsi, ils se retrouvent avec un chapelet de babioles en tous genres pendu à leur couvre-chef.

Pour clore le « russetid », le jour du 17-Mai, les russ défilent dans les rues des villes de Norvège en parade (russetog). Après les défilés de citoyens en bunad, le costume traditionnel, et les défilés des enfants des différentes écoles, arrivent donc ceux des russ. Accompagnés de vieux vans customisés (russebil), les lycéens chantent, dansent et brandissent des pancartes sur lesquelles sont écrits des slogans comiques et décalés.

C’est aussi le moment pour les russ de vendre leur journal (russeavis), qu’ils proposent aux passants. Ces journaux sont surtout faits de reportages loufoques, de blagues, de présentations des élèves et de publicités. Cette tradition est une des plus anciennes puisque le premier « russeavis » a été publié en 1919.

De plus, comme les écoles ne participent pas aux frais et laissent les russ s’organiser eux-mêmes, les lycéens doivent mettre la main à la poche. Si les coûts engendrés ne concernent que les tenues et leur personnalisation dans la plupart des cas, certains russ paient par exemple un designer professionnel pour qu’il leur réalisent un logo sur mesure, à coller ensuite sur leur habit. Pour les plus fortes dépenses, comme l’obtention et la customisation du « russebuss », les lycéens se cotisent tout en recevant l’aide financière de leurs parents, mais aussi de sponsors.

Cette tradition bien ancrée dans la culture norvégienne s’apparente à un rite de passage entre l’adolescence et l’âge adulte. Comme dans l’esprit d’un enterrement de vie de jeune fille ou de jeune garçon, mais se déroulant sur une plus longue période, le « russefeiring » se distingue par une transgression des règles, un humour potache et une tendance à l’excès. En se moquant de la société et de son ordre établi, les lycéens disent au revoir à leur statut d’adolescent pour mieux appréhender celui d’adulte responsable. Ainsi, malgré ce manque de sérieux apparent, ils apprennent l’autonomie, l’autogestion, l’organisation et le travail collectif.

Cependant, tout droit à l’excès mène à des attitudes dangereuses. Principalement lors de la réalisation des défis, les russ sont sujets à une trop grande consommation d’alcool, une appétence à l’illégalité et une vulnérabilité aux infections sexuellement transmissibles. Même si c’est pour s’amuser, certaines pratiques, comme des batailles de bombes à eau ou l’enlèvement temporaire d’autres élèves, peuvent causer des dégâts matériels, physiques et psychiques. Pour des célébrations sans alcool ni sexe, certains russ se réunissent sous la bannière des Kristenruss (russ chrétiens), appelés couramment « kruss ».

Cette année, à cause de la pandémie de covid-19, les russ ont dû prendre de nouvelles précautions afin d’éviter la transmission de la maladie. Le gouvernement norvégien, relayé par le Russens Hovedstyre, leur a donc demandé, entre autres, de porter un masque, de se laver régulièrement les mains et de ne pas se réunir en de trop grands groupes. De plus, les évènements majeurs ont été repoussés à partir du 17 mai et jusqu’au dernier jour d’école le 18 juin.

Enfin, le système éducatif norvégien faisant en sorte que le redoublement n’existe pas, on n’est russ qu’une seule fois. Aussi, il n’y a pas d’équivalent du baccalauréat, et donc pas de série d’épreuves en fin d’année. Pour plus d’informations sur l’enseignement en Norvège, voici un article très intéressant paru dans le journal Trois Quatorze.

Festifs, déjantés, excessifs, débauchés… attention, les russ sont lâchés !

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